Éric Guéguen Éric Guéguen 9 décembre 2012 13:17

Bonjour.

J’ai enfin pris le temps, ce matin, d’écouter cette vidéo. Tout d’abord, merci pour ce lien fort intéressant, qui m’a permis de mieux connaître les points de vue de Lordon. Au passage, j’ai vraiment eu l’impression de voir Denis Podalydès imiter la voix de Zemmour ! Trêve de plaisanterie, voici ce que j’en ai pensé…
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Il y a beaucoup de choses à en dire et j’ai trop peu de temps devant moi, mais je me concentrerais sur deux points différents :
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1.  Au sujet de son analyse des sciences économiques :
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C’est déjà un point très important à mes yeux, et je suis heureux qu’un économiste ait enfin le courage de l’admettre : l’économie n’est pas une science, elle ne le sera jamais, ce n’est qu’une martingale et un économiste qui prétend lire l’avenir dans les lignes des marchés n’est qu’un charlatan. Hayek lui-même reconnaissait l’importance du Dieu Hasard dans le devenir économique, l’inéluctabilité de toujours voir d’un côté des baiseurs, de l’autre des baisés. Mais Lordon aurait pu également inclure ses amis sociologues, car ces derniers, non seulement courent après le statut de scientifiques, mais, lorsqu’il le faut, jouent également de la corde littéraire. Le sociologue est schizophrène, traite de sciences réputées molles, tout comme le philosophe ou l’historien, mais s’imagine trop souvent qu’en débarquant sur un plateau télé et en matraquant les politiques de chiffres en tous genres à l’appui d’une conduite à mener, il mérite le statut de scientifique. Or, pas du tout. La sociologie a beau être une discipline du chiffre, elle n’en est pas moins sujette à l’idéologie. Et à de rares exceptions près, l’immense majorité des sociologues sont encartés à gauche ou à l’extrême gauche, ce qui obère fatalement le message délivré. Bref, Frédéric Lordon est un ancien économiste qui a eu le bon goût de percevoir en quoi la philosophie est la discipline reine, mais qui, semble-t-il du moins, tient à donner des gages de scientificité à ses anciens collègues (angle alpha ou autres) tout autant qu’à la rigueur des philosophes (emploi de locutions latines, preuve de sérieux).
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2.  L’intérêt et les limites de s’en remettre à Spinoza :
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J’ai pu remarquer, ces dernières années, une scission de plus en plus prononcée au sein de la modernité. J’appelle grosso modo modernité tout ce qui a été hérité politiquement à partir de la lente sortie du Moyen Âge. Tous les modernes sont in-di-vi-du-a-listes. Tous… ou presque. L’un d’entre vous pourra infirmer ce que je dis – et je serais heureux d’être détrompé le cas échéant – mais à part Spinoza, précisément, et, sur certains points, Rousseau et Hegel, je n’ai rencontré QUE des individualistes. C’est-à-dire, grossièrement, des penseurs attachés au mythe originel d’un état de déliaison, d’individus ayant fait le libre choix d’un état de vie sociale, par contrat synallagmatique, susceptible d’être rompu par la seule volonté de chacun des contractants. Et ceci, ce libre arbitre échevelé est à la base de l’empire du droit en politique, de la lente soumission du Bien commun à la satisfaction des « caprices ». Autrement dit, de la conciliation des arbitraires, du règne individualiste. Je l’ai déjà dit en maintes occasions : les libéraux ET les socialistes sont l’avers et l’envers d’une même pièce, celle qui fait droit avant toutes choses à l’individu, Marx inclus bien sûr.

Cependant, depuis quelques années, un certain nombre d’acteurs en sciences humaines se rendent compte de l’impasse dans laquelle mène l’individualisme. Alors que les libéraux assument celui-ci totalement, avec l’égoïsme qui lui est consubstantiel, les « socialistes » (pour faire simple), eux, ne supportent plus les inégalités évidentes que cela engendre. Il leur faut donc se déprendre de leur a priori contre le passé, contre les penseurs du tout face aux parties, voire contre… l’Antiquité esclavagiste ! C’est ainsi qu’un Polanyi, à la suite de Mauss et de Malinovski, fait retour vers les sociétés primitives et le bon vieux temps communautaire, qu’un Rawls déterre et adapte Aristote pour le remettre au goût du jour (quitte à le trahir) et que le courant anti-utilitariste, en France, investit quant à lui la pensée qui lui semble la plus propice à une reconquête de sens sans avoir à tout abandonner des bienfaits de la modernité : le MAUSS, Alain Caillé, Serge Latouche, Frédéric Lordon, Christian Lazzeri ou encore Jean-Claude Michéa. Et parmi les grands penseurs politiques de l’ère moderne, quel est celui capable de penser nos incohérences tout en restant moderne ? SPINOZA.

Comme tous les modernes, Spinoza est un grand lecteur des penseurs de l’Antiquité, et comme tous les modernes, la plupart du temps, il les méprise. Il y a, malgré tout, quelques points de rencontre majeurs entre lui et les Anciens, et en particulier le fait que, pour Spinoza, l’homme ne se conçoit pas sans son rapport à autrui. Cette sociabilité lui est imposée et ne dépend nullement de son libre arbitre (Lordon dit à peu près la même chose en fin d’émission). Spinoza est donc un penseur du déterminisme… comme Aristote. Il est intéressant dans la mesure où il n’est ni contractualiste, ni penseur du marché comme moteur politique antédiluvien. Mais contrairement à Aristote, Spinoza n’est pas finaliste. Pour lui, l’homme n’est pas une matière en puissance ne demandant qu’à parachever son être par une actualisation politique (Aristote), mais un être déterminé à vivre socialement sous le rapport de ses affects, eux-mêmes manifestations de sa propension à se servir de sa puissance, le fameux conatus (qui va au moins finir par être à la mode). Par conséquent, Spinoza s’accorde avec Aristote pour dire que l’homme est bridé en amont (déterminé), mais il s’en détache lorsque le Grec prétend que l’homme est aussi bridé en aval (finalisé). Pour Spinoza, nulle fin prescrite, d’où son mépris affiché pour Aristote ou pour les Stoïciens.

Cependant, si vous êtes allé au bout de la vidéo, vous vous êtes aperçu que Frédéric Lordon insistait sur le besoin de sens commun, de « ré-commune » (ou « ré-communisme », etc.), ce en quoi il a parfaitement raison. Voilà, à mes yeux, un souci digne d’un véritable philosophe politique. Mais l’écueil est celui-ci : qu’est-ce que ce nœud commun, si ce n’est l’ancien Bien commun des Anciens qu’on nous ressert aujourd’hui à la sauce moderne ? Je veux dire par là que songer au dessein commun, c’est raisonner en termes de fin, c’est donc être, ou redevenir finalistes, ce qui est i-né-vi-ta-ble, et, par-dessus le marché, rétablir une certaine hiérarchie des actions (ce qui semble mettre mal à l’aise, et Lordon, et la présentatrice). Ceci n’oblitère en rien le besoin de fins particulières, propres à chacun, mais insiste sur le besoin impératif de placer une fin commune au-dessus de celles-ci. Or, Spinoza ne le permet pas !!! En revanche, Aristote s’y conforme à la perfection. Autrement dit, il m’est avis que d’ici quelques années, Frédéric Lordon risque de revenir dans la même émission, en nous disant « Attendez, j’ai trouvé encore mieux que Spinoza… j’ai trouvé un type chez les Grecs qui répondait au nom d’Aristote et qui a pensé tout ça avant nous, c’est génial ! » Ce d’autant plus que, si Marx (auteur inévitable, au passage, pour fédérer préalablement le landerneau de la sociologie à ses projets) cite abondamment Spinoza, il en fait de même avec Aristote.

Ce jour-là, je vous le dis, certains finiront bien par laisser choir leurs a priori modernes, pour voir en quoi Aristote sera toujours d’une brûlante actualité. Sur ce, bon dimanche, merci encore pour ce précieux lien… et bravo pour ceux qui entreprennent de lire Spinoza, penseur majeur et surtout le plus conséquent de tous les penseurs modernes (c’est en tout cas mon humble point de vue).
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EG


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