@thierry3468
Ces scènes de violence de rue illustrent surtout le fait que l’Etat français a renoncé graduellement à exercer le monopole de la violence légitime (sauf contre les groupuscules d’extrême-droite).
L’explication complotiste ("violences instrumentalisées pour discréditer la gauche") ne tient pas la route car le spectacle surmédiatisé de l’incurie de l’Etat et de l’impuissance policière devant 1000 types un peu organisés est désastreux en terme d’image et de crédibilité pour Macron et pour les autorités françaises, et pas seulement en France. Les tabloïds britanniques ont comme d’habitude fait leur choix gras de "l’anarchie à Paris" sur fond de voitures brûlées et de symboles du capitalisme dégradés.
Enfin bon, avec un socialiste pur et dur estampillé miterrandie comme ministre de l’intérieur, il ne faut pas s’étonner d’assister à ces débordements répétés. Même s’il assez surréaliste d’entendre Gérard Collomb décréter d’attentats en émeutes que "tout est sous contrôle", il faut se mettre à sa place : de son point de vue "contrôler" veut tout simplement dire que les services de renseignement ont fait leur travail et "savaient" ou "avaient anticipé" la venue des Black Bloc - pas que l’Etat avait pris la mesure des évènements et s’apprêtait à y répondre avec les moyens appropriés.
On est arrivé à un point en France où l’objectif n’est plus la sécurisation des personnes et des biens mais la maîtrise de l’information et de la communication autour des désordres et des actes de délinquance. L’important n’est pas de protéger les magasins ou les passants mais de traiter le fameux "sentiment d’insécurité" qui tenaille la population.
Cette évolution a été entérinée sous Sarkozy qui a profondément réformé les services de renseignement pour en faire une police politique au service du pouvoir, sous l’influence d’Alain Baueur qui a fait du traitement statistique et préventif de la délinquance la pierre angulaire de la lutte contre l’insécurité en France, au point que l’on peut parler de l’avènement d’une véritable criminologie d’Etat rappelant par certains aspects le système de police panoptique mis en place par Fouché sous l’Empire.
C’est pourquoi l’Etat, après chaque attentat, après chaque manifestation donnant lieu à des violences, après chaque émeute urbaine, après chaque réveillon, fait savoir par la bouche du ministre de l’Intérieur ou du Procureur de la République que "tout est sous contrôle", que les terroristes ont été "repérés" et portés au fichier S, FPR ou FSPRT, que les mouvements des militants radicaux ont été suivis scrupuleusement par les forces de l’ordre, que le nombre de voitures brûlées a diminué, comme chaque année, de 20% (grâce à une astuce statistique permettant de distinguer les incendies par "mises à feu" des "feux de propagation"), etc... dormez, braves gens, l’Etat veille sur vous.
Le pire, c’est que ce renoncement à réprimer la violence, cette complaisance cautionnée par un discours normatif insistant systématiquement sur le "grand professionnalisme" des forces de l’ordre et la très grande "rationalité" des autorités, dissimule en fait un caractère totalitaire et antidémocratique.
A force de ne plus vouloir employer la force contre des groupuscules violents, à force de préférer gérer des dégradations matérielles plutôt que des "bavures" amplifiées par les médias et les associations, l’Etat a renforcé l’appareil de renseignement intérieur et de surveillance collective dans le but de stopper ou d’atténuer les violences en amont.
Cette idéologie technocratique et saint-simonienne qui voit potentiellement un criminel en chacun puisqu’elle ne veut plus discriminer les criminels au nom de la protection des droits individuels et des "valeurs républicaines", qui identifie derrière chaque citoyen une menace dont il appartient aux autorités d’évaluer le potentiel et la dangerosité, est en train de nous mener doucement et sûrement vers un système de type "pré-crime" à la Minority Report (l’aspect SF en moins) :
https://bourgoinblog.wordpress.com/2015/03/26/demain-tous-suspects-justice-predictive-et-surveillance-globale/
Mais cette énième loi liberticide qui suit de près la loi sur le terrorisme de novembre dernier, la loi sur la géolocalisation de mars 2014 et la loi de programmation militaire de décembre 2013, n’est que le point d’orgue d’un processus qui a débuté il y a une dizaine d’années : le basculement progressif du droit pénal dans un régime préventif. La traque obsessionnelle des individus dangereux ou des comportements suspects aux fins d’éradiquer les menaces avant même qu’elles ne se concrétisent était déjà l’un des axes forts du rapport Bauer de 2008.
Le rapport qu’il rédige à la demande de l’ex-président pose les bases d’une nouvelle pensée stratégique ultra-sécuritaire visant à « gérer les crises non militaires, coordonner le renseignement préventif, déceler les signaux faibles et suivre au jour le jour l’évolution des dangers et des menaces
L’importation du principe de précaution dans le domaine pénal conduit ainsi à sanctionner des intentions supposées (attestées par des indices de comportement suspects comme la consultation de certains sites Internet) au même titre que l’acte accompli, même en l’absence de commencement d’exécution.
Là où je diffère avec cette analyse, c’est qu’en réalité l’Etat bascule vers une justice préventive car celle-ci est perçue comme plus égalitaire (étant basée sur des critères statistiques, donc rationnels et à priori non discriminants) et conforme à l’idéologie dominante (antiraciste, etc.) dans la mesure où il a précisément renoncé à punir les "actes accomplis" : les deux faits sont corrélés. Autant la justice française peut en effet répugner à mettre en prison ou sanctionner sévèrement un délinquant multirécidiviste radicalisé (le "laxisme judiciaire" identifié confusément et dénoncé par le citoyen moyen), autant elle ne semble rien faire pour s’opposer à la surveillance passive de segments entiers de la population réduits à une série de sociotypes identifiés par des statistiques ou des algorithmes. Pire, elle y verrait plutôt le moyen de protéger certaines populations "à risques" contre elles-mêmes et les conséquences de leurs actes (ex : femme djihadiste qui demande à être soustraite à la justice irakienne et revenir en France).