
@Gaspard Delanuit "Je comprends très bien cela"
À moins que tu aies vécu une situation similaire (tu es gamin, tu vis à l’étranger et tu as conscience de ne pas être chez toi* mais ne sais pas vraiment pour combien de temps, à tel point que tu peux penser que cela sera probablement définitif... Mais quoi qu’il en soit, tu es conscient que quelque chose de pas normal est en train d’arriver... Comme tu es enfant, tu n’y penses pas évidemment en permanence, tu vis avec d’autres personnes mais parfois c’est même personne qui était très sympa quelques secondes avant te rappelle brutalement, sans même le faire exprès, que tu n’es pas des leurs...), j’en doute. Ce n’est pas du tout la même expérience que le voyage ou bien l’expatriation à l’âge adulte. Je précise que j’ai vécu les deux donc je sais très bien de quoi je parle. C’est amusant parce que j’en ai énormément discuté avec d’autres qui ont vécu la même chose (quand tu es expat, ce type de conversation est très fréquente...). J’ai par exemple un ami d’enfance qui a passé ses 20 premières années dans des pays africains (Afrique noire essentiellement). Il a dû revenir quelques fois en France pour les vacances (pas tous les ans... Son père était un employé modeste d’ambassade, faire voyager tous les ans 5 personnes ne lui était pas toujours possible). En tout, s’il a passé 6 mois dans son propre pays jusqu’à sa vingtaine, c’est bien le maximum. Quand sa famille a décidé de revenir en France, ils se sont installés dans le 93. Lui se disait lui-même comme un poisson dans l’eau, entouré d’africains. Sauf qu’il s’est rapidement aperçu aussi que nombre de ces Africains n’avaient strictement rien d’Africains dans leur mentalité et étaient juste des déracinés comme lui. Tu imagines un peu le paradoxe ? Lui, c’est un blanc et il se retrouve à vivre dans son propre pays entouré de gens qu’il pense être noirs, africains dans leur tête, alors même qu’une bonne partie d’entre eux n’y ont foutu les pieds que pour les vacances et qu’ils voient eux-mêmes en lui un toubab classique. Je te garantis qu’il a eu les fils qui se touchaient à force. Je dirais même qu’il a été une sorte de Néo tellement il ne savait plus ce qu’était la réalité. Je n’ai pas 50 exemples sous la main pour comparer mais ce qui est certain c’est que lui ne s’est jamais vraiment adapté à la France, à tel point qu’une fois ses études terminées, il est reparti en Afrique et il vit toujours.
Je suis un peu parti loin mais c’est important de comprendre par des aspects pratiques, des expériences justement et non uniquement théoriques, philosophiques que l’appréhension de la réalité change fondamentalement via nos propres expériences humaines. Je sais, c’est très banal ce que je viens d’écrire et presque insultant pour l’intelligence humaine mais pour autant c’est (j’insiste) à mon sens impossible à comprendre sans avoir soi-même vécu un changement d’état profond (je suis parti sur l’expatriation mais il y a d’autres changements de vie qui peuvent impliquer cela : la perte d’un être cher, la maladie, la conscience que l’on peut disparaître très vite, etc). Et j’insiste, ce n’est pas parce que tu vas chaque été dans un ashram en Inde que tu peux comprendre cela. J’ajoute que pour la plupart des hindous eux-mêmes, on ne peut le devenir. Ce n’est pas non plus parce que tu fais une année ou deux dans un Erasmus que tu peux comprendre cette expérience non plus. Toute la différence réside dans le fait que tu sais quand tu pars, combien de temps tu restes, et quand tu repars. Tu sais que la vie que tu vas vivre durant ces 3 semaines ou x années est juste un épisode de ta propre vie mais ce n’est pas ta vie elle-même, dans sa globalité. Les hasards (souvent voire exclusivement la rencontre) peuvent faire que tu restes définitivement mais tu restes aussi avec tes schémas mentaux de français culturel, ta nature de Français. Ce que je dis vous aussi typiquement pour des jeunes nés en France mais qui n’ont pourtant pas une goutte de sang français et qui rencontre les mêmes difficultés d’adaptation au bled. En vérité, adorable exceptions près et dans des configurations très particulières, le déracinement est systématiquement ou presque un drame.
Quand tu n’as pas vécu cette expérience durant l’enfance tu ne peux tout simplement pas comprendre de quoi je parle. J’aurais pu résumer cela en quelques mots mais je préfère essayer d’expliquer tout en sachant que c’est 2vain précisément parce que : ça se vit, ça ne s’explique pas.
Bref, dans ta petite provoc (en gros, les gens qui ne voient dans Matrix que la dimension politique/techno sont eux-mêmes dans la matrice), tu évacues une dimension de l’existence que tu sembles ignorer. On peut parfaitement avoir compris ce que le réalisateur a voulu exprimer sans pour autant plonger avec lui dans l’expérience. Tout dépend justement de nos expériences. Perso, j’ai aussi vu ce film comme une sorte de sortie du monde de l’enfance mais beaucoup plus brutale que la simple transition de l’adolescence. Au fond, cette dernière est une évolution accélérée d’une plus lente (entre 0 et 12 ans pour les garçons, 10 pour les filles, en gros) vers les principes de réalité. On teste les limites de son propre corps, on expérimente, on se fait mal parfois et surtout on prend conscience un peu de notre propre conscience. Il y a une scène que j’aime beaucoup dans Matrix, c’est celle qui précède juste avant sa bascule, son saut dans le vide : je ne parle pas de la scène dans laquelle morpheus tente de le faire sauter depuis le toit d’un gratte-ciel virtuel mais bien de la scène dans laquelle on lui retire le mouchard. Je me souviens plus exactement de ce que Trinity lui dit quand il hésite à accepter. Quelque chose du genre « Si tu ne veux pas, tu peux te casser de cette voiture. Mais tu sais comment se termine cette rue... ». Je me suis un peu égaré mais de manière volontaire...
* Les gens te le font comprendre sans même qu’ils aient besoin de l’exprimer. Leur simple apparence physique suffit à te faire comprendre que tu n’appartiens pas à cette terre et ce peuple.
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