Garreau 11 mars 2021 01:40

Cher monsieur,



Je pense appartenir à la même génération que vous et, par conséquent avoir bénéficié du même type d’enseignement que celui auquel vous-même avez eu accès, que je définirais comme l’apprentissage d’un esprit critique apte à se saisir de tout sans vergogne mais avec humilité. Un enseignement qui nous apprenait que tout était à notre portée pourvu que l’on fasse l’effort d’y accéder et que, le temps nous étant compté, nous étions sans doute plus savants dans certains domaines que dans d’autres, pour la simple raison que nous avions eu le loisir de les étudier. Nous devions donc reconnaître notre ignorance dans les autres pans de la culture, sans exclure néanmoins de pouvoir nous y pencher à l’occasion. Cette occasion, elle se manifeste souvent par une demande d’aide de la part d’un étudiant, quelquefois dans un domaine dans lequel nous n’avons que quelques notions. Est-ce à dire que nous sommes dans l’impossibilité de répondre à cette demande ? Je crois que non. Nous pouvons mettre au service de cet étudiant, notre capacité à analyser, à apprendre et chercher avec lui des solutions. Il faut, en tout cas, mettre au service de cette aide notre intérêt (nous avons sans doute, vous et moi, appris à développer sans limite notre libido sciendi).

 Je ne pense pas, comme vous le dîtes, qu’un professeur soit tenu de maîtriser un sujet au-delà de son auditoire pour se montrer bon pédagogue. Au-delà de la posture de maître, qui est censé être en mesure de répondre à toute interrogation, je crois qu’il faut savoir humblement reconnaître ses doutes, ses lacunes et en profiter pour les mettre au clair et les combler. Il faut savoir dire : "je ne suis pas très sûr, mais nous allons chercher ensemble". Autrement dit, la compétence qu’un éducateur met au service de son élève me semble plus relever de la capacité à apprendre que dans le contenu des connaissances. Et c’est dans l’absence de cette capacité que je vois plutôt la "baisse de niveau" des enseignants d’aujourd’hui.

Car, j’en suis absolument d’accord avec vous, nous assistons aujourd’hui à une dégradation des savoirs, aussi bien chez les enseignants que chez leurs élèves. Il suffit pour s’en convaincre de consulter un cahier d’école primaire des années 1950 : les élèves d’alors maîtrisaient la division dès le CE2 ! Mais l’autre critique, plus sévère sans doute, que j’apporte à votre analyse de cette dégradation dépasse le champ de l’enseignement proprement dit. La question cruciale est la suivante : sommes-nous aujourd’hui face aux mêmes enfants que ceux que nous étions ? On ne peut, me semble-t-il, aborder le problème de l’éducation sans la mettre en relation avec la société dans laquelle elle s’exerce. Les enfants d’aujourd’hui sont exposés à un déferlement d’images tout à fait inédit. Vous avez peut-être, comme moi, été récompensé de bonnes notes à l’école primaire par des "images" gagnées avec des "bons points". Comment un enfant d’aujourd’hui peut-il imaginer cela ? Les images sont partout, flamboyantes, animées, flatteuses et c’est dans un tel environnement que vivent les enfants du XXIe siècle. Des cohortes d’ingénieurs travaillent d’arrache-pied pour mettre au point des jeux vidéo capables de séduire le plus tendre bambin. Croyez-vous qu’un "professeur des écoles", aussi cabotin et séducteur qu’il soit, soit en mesure de concurrencer ces produits ? Ce n’est pas l’éducation qui est malade mais la société ; c’est elle qui génère cette "fabrique de crétins", des crétins bien utiles pour accepter les injonctions les plus absurdes ou inhumaines et pour révérer les crétins en chef qui nous gouvernent. Noam Chomsky, que j’admire comme vous, ne me détromperait sans doute pas sur ce point. Toutes les réformes possibles de l’éducation ne serviront de rien dans un monde où l’abrutissement des masses est au programme.

Je me défendrai de l’accusation si commune maintenant de "complotisme" en soulignant que les sciences cognitives ont fait de grands progrès, que leurs outils, les médias, sont d’une puissance inédite et que – pour cela rien n’a changé –, le pouvoir corrompt toujours et refuse toute limite comme l’écrivait Montesquieu :

« C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. » (De l’esprit des lois, livre XI, chap. IV, Garmier-Flammarion, 1979, tome 1, p. 293)


Portez-vous bien.


Didier GARREAU


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