Éric Guéguen Éric Guéguen 14 mars 2014 12:35

@ Machiavel1983 :
 
Excellente question, fondamentale. Et depuis plus d’un an et demi que nous discutons ensemble, nous aurions dû commencer par ça.
Alors voilà...
 
J’appelle individualiste toute vision anthropologique qui admet l’individu comme préalable à toute autre espèce d’entité, comme alpha et oméga des rapports politiques, comme leur antécédent. Voyez que ça regroupe beaucoup de monde !! Le seul Moderne à ne pas l’être tout à fait, c’est Spinoza, déterministe. Peut-être Leibniz également, mais je ne le connais pas suffisamment pour l’affirmer. Inutile de vous dire que les Anciens ne voyaient pas les choses ainsi. Non qu’ils aient été opposés à cette vision des choses, mais pour eux, c’était tout simplement inenvisageable.
 
Je rebondis ensuite sur vos excellentes questions :
"Est-ce que, par exemple, ne pas adhérer à l’idée de bien commun est déjà de l’individualisme ?
Ou alors dissocier éthique et politique comme vous accusez Machiavel de le faire est de l’individualisme ?"

 

=> Lorsqu’un libéral me dit que le bien commun, c’est une vision de l’esprit, je me dis qu’il est parfaitement dans son rôle. Lorsqu’un socialiste me dit qu’il est attaché au bien commun, je le crois sur parole... même s’il est lourdement handicapé pour s’y consacrer réellement. La teneur de son handicap ? Précisément l’individualisme qu’il partage avec son cousin libéral. Seulement le libéral l’assume jusqu’au bout, le socialiste a des scrupules, demandant ainsi plus de morale, plus de liens sociaux, plus de considérations surplombantes, ce qui est une hérésie sous le régime des individus ayants droit. Le libéral me fait marrer par son inculture crasse, le socialiste par ses contradictions sidérantes. Polanyi, dont je vante par ailleurs les mérites, était lui aussi assez inconséquent dans sa défense bec et ongle du socialisme, cette vieillerie inconséquente. Il va même jusqu’à opposer le couple démocratie-socialisme au couple fascisme-capitalisme !!

 

Comment remédier à cela ? Comment reconsidérer notre rapport au tout sans perdre les avantages de nous voir en tant qu’atomes ? Eh bien en inversant les choses, i.e. en faisant non plus de l’individu un antécédent, mais un conséquent. L’individu n’existe pas nativement, il est déterminé, se constitue, émerge de sa communauté d’appartenance qu’il ne quitte jamais tout à fait. Mais s’il a le devoir de ne jamais oublier d’où il vient, il a aussi le devoir de s’employer à parvenir effectivement à l’individuation.

 

Nul autre que Platon et Aristote ont pensé avec plus d’acuité cette tension entre le philosophe - véritable individu - d’un côté, et le citoyen assujetti à la cité de l’autre. Philosophie d’un côté, éthique et politique de l’autre. La tension demeurera toujours, mais l’"individualisme" que l’un et l’autre ont théorisé était en devenir, ce n’était pas un postulat. En outre, ils s’appuyaient sur la nature humaine, fondamentalement diverse, donc inégalitaire en puissance, comme nous le savons vous et moi et comme notre époque ne cesse de se le cacher.

Comprenez-vous à quel point nous sommes intellectuellement loin d’eux à présent, et à quel point le marché se régale d’un tel biais ?


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