Joe Chip Joe Chip 10 janvier 2017 02:07

@maQiavel

Je réponds hélas succinctement car il est tard et j’ai déjà beaucoup écrit sur ago ce weekend.

Je ne crois pas avoir fait de confusion entre "puissance" et "liberté de décider" car je n’ai pas parlé de puissance mais de pouvoir. Il y a une nuance qui peut paraître purement sémantique mais qui est néanmoins réelle entre ces deux termes, en tout cas dans la manière dont je préfère parler de pouvoir plutôt que de puissance. 

La puissance est la potentialité du pouvoir. Le pouvoir est la puissance manifestée. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je ne partage (malheureusement) pas ton analyse optimiste au sujet de la France, et je ne suis pourtant pas un adepte de la pensée décliniste. 

Pour reprendre ton analogie du flingue, je pense que le fait de distinguer le calibre de l’arme et la capacité du porteur de cette arme à décider librement d’utiliser sa puissance de feu, en se demandant à quel moment s’exerce la souveraineté, est une manière entièrement théorique d’aborder le problème de la souveraineté. Dans les faits, la souveraineté se trouve autant dans l’arme que dans la capacité du souverain à l’utiliser. Je synthétise tout ça dans le terme "pouvoir" car selon moi la capacité ou la volonté de décider ne suffit pas à déterminer la souveraineté (j’y reviens). 

On pourrait même ajouter d’autres critères, comme par exemple la capacité à produire l’arme à feu dans une usine dont on possède l’intégralité de la maîtrise des processus de fabrication et dont on contrôle la majorité des capitaux. La définition de la souveraineté se heurte en fait très vite - dans le monde contemporain - à la complexité des facteurs qui entrent précisément en ligne de compte pour tenter de la définir. 

Je veux bien aussi admettre que les petits pays peuvent jouir d’une souveraineté égale, voire supérieure, à celle des grands Etat, mais ils ne sont précisément libres et souverains que dans la mesure où la défense de leur souveraineté ne se heurte jamais, par définition, aux intérêts des grands pays.

Il est par exemple, à l’évidence, beaucoup plus difficile pour un pays comme la France, puissance nucléaire, avec des intérêts géopolitiques sur tous les continents, de marquer sa souveraineté à l’égard (et parfois aux dépends) d’un pays à la fois rival et allié comme les USA, que pour un pays comme le Vénézuela, où Maduro peut se permettre d’insulter Obama et le gouvernement américain sans avoir rien à craindre, puisque le Vénézuela dépend en réalité des importations américaines sur le plan énergétique et alimentaire, donc n’est pas réellement souverain. 

Quant aux jeux d’alliance diplomatique qui permettent à un petit pays de résister à un grand, d’accord, mais il faut reconnaître qu’il y a eu assez peu d’exemples dans l’histoire contemporaine. La Syrie est toujours dirigée par le clan El-Assad... mais le pays est détruit, avec sa force vive qui s’est éparpillée aux quatre coins de l’Europe et qui ne reviendra probablement pas au pays. Tu sais que certains esprits caustiques affirment que si la France n’avait pas signé l’armistice en 1940 - sans en avoir vraiment les moyens - la démographie se serait effondrée et que le pays n’aurait jamais pu recouvrer sa puissance après-guerre (même si on peut relativiser le terme de puissance). Or, comme le savent les démographes, la natalité qui chutait depuis le XIXème siècle est repartie dès 1942. Parfois, il faut choisir entre la survie et la souveraineté, sachant que l’une peut être recouvrée, mais pas l’autre... 

On peut même pousser l’analyse plus loin en estimant que les attributs classique de la puissance, pour une pays comme la France, constituent paradoxalement un obstacle au déploiement et à l’expression libre de sa souveraineté, dans la mesure où les puissances rivales vont en permanence essayer de diminuer ou de saper cette puissance. C’est le cas avec les USA qui voudraient en réalité que la France renonce à l’arme nucléaire et à ses possessions ultramarines (en prétendant évidemment défendre le droit à l’autonomie et en ayant le culot de se présenter comme une ancienne colonie). Et ça, beaucoup de gens ont du mal à le comprendre, ils croient que nous devrions être "souverains" à la manière du Vénézuela.

De ce point de vue, il est indéniable qu’un pays comme la Suisse jouit concrètement d’une souveraineté supérieure à celle de la France (ou de la Russie). Détenant en outre des informations compromettantes sur les élites de nombreux pays qui viennent planquer leur argent et installer leur famille en Suisse, leurs décisions sont beaucoup moins contraintes que les nôtres, ce qui leur permet de vivre dans un pays plus démocratique et plus libre. Mais évidemment, les enjeux ne sont pas les mêmes.

La souveraineté de la France est donc contrainte en permanence par les conditions même de l’exercice de cette souveraineté qui lui impose de jouer à la table des cinq plus grandes puissances - qui sont pour la plupart des nations continentales et impériales - alors qu’elle est, fondamentalement, une ancienne puissance déclinante et un Etat-Nation européen. C’est le grand paradoxe de notre situation, jamais résolu depuis De Gaulle, que les autres pays nous renvoient souvent à la figure et qui explique l’attitude d’une partie des élites française, qui estiment, non sans raison d’ailleurs, que la France devrait renoncer une fois pour toute à son statut à la fois réel et fantasmé de grande puissance mondiale, pour défendre à la place ses intérêts en Europe. Des intérêts strictement européens qui n’imposent pas de posséder l’arme atomique, d’avoir une armée moderne et puissante, etc... Un politologue anglais a écrit un livre venimeux d’amour-haine sur la France dans lequel il attribue la fameuse "dépression" des Français à la notion de grandeur que le peuple français ne pourrait plus porter historiquement depuis la seconde guerre mondiale. La thèse se défend, il y a sans doute une part de vérité.  

Avec cette analyse, on peut au moins comprendre notre impuissance relative sans avoir recours à l’hypothèse de l’ennemi intérieur qui complote contre la France et veut détruire cette souveraineté (même si cette thèse est sans doute vrai, mais d’une manière sans doute beaucoup plus subtile que les gens ne l’imaginent). Pour ces élites, il faut renoncer aux attributs de la puissance, à la souveraineté, aux "miettes d’Empire" comme ils disent avec mépris. Ce choix est sûrement le plus rationnel, et la population y aurait sans doute matériellement le plus intérêt : on vit mieux dans les pays qui ont à la fois une économie développée sans avoir à gérer les attributs de la souveraineté (Japon, Allemagne). C’est un peu le scénario de Houellebecq dans La Carte et le Territoire, la France vit tranquillement de sa gastronomie, du tourisme et de la gestion de son patrimoine historique.  

Il y a évidemment derrière cette attitude un non-dit portant sur la seconde guerre mondiale et l’histoire coloniale exacerbée par la culpabilité du bourgeois occidental. La France a été/est mauvaise, elle doit expier en renonçant à être elle-même. En fait, la particularité de la souveraineté française (ou russe) est qu’elle est un enjeu identitaire. Une France non souveraine ne serait plus la France. Soit on se résout, au fond, à n’être que ce nous sommes déjà en partie, c’est à dire une puissance européenne moyenne, soit on se cabre, mais là, il n’est pas certain que le peuple français ait encore une vitalité suffisante pour sassumer une telle politique.

C’est pour cette raison que je définis la souveraineté dans un cadre élargi qui commence au niveau individuel. A quoi bon être souverain si le citoyen de base n’en a rien à foutre et en fin de compte veut juste avoir accès à des divertissements et une qualité de vie satisfaisante ? A-t-on encore cette capacité ? Est-que cette capacité passe par un maintien de l’identité du peuple français historique ? Ou est-ce qu’elle impose de dépasser les contradictions posée par l’histoire récente (immigration, etc.) pour aboutir à une nouvelle synthèse ?

La souveraineté recouvre donc beaucoup d’enjeux simultanés, et simultanément, c’est pourquoi j’ai du mal à la réduire à la liberté de décider. 

La France reste, c’est vrai, une puissance considérable, avec l’arme nucléaire, son porte-avion, ses avions à la pointe de la technologie, ses territoires ultra-marins, son réseau diplomatique mondial. Mais niveau pouvoir, c’est zéro, comme le théâtre syrien en a été l’implacable révélateur. Reprenons : Hollande a donné l’ordre à l’armée française d’annuler l’attaque prévue sur la Syrie quand Obama a renoncé à exécuter ses propres menaces suite au fameux "franchissement de ligne rouge" du régime syrien. Des spécialistes militaires ont remarqué que l’armée français avait à ce moment (encore) la possibilité d’intervenir seule dans le cadre d’une mission "punitive", ce qui était le format prévu, et ce d’autant plus qu’à l’époque les Russes n’étaient pas encore un acteur majeur du conflit. Autrement dit, la puissance était là, ainsi que la capacité à décider librement de mobiliser celle-ci. Obama n’a à aucun moment interféré dans le processus de décision français (les Américains connaissent trop notre susceptibilité à ce sujet pour émettre des ordres directs), il a simplement fait savoir à l’exécutif français qu’il annulait l’opération américaine après concertation avec son allié britannique.   

 (à suivre)


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